À travers les croyances populaires, le vent se révèle bien plus qu’un simple courant d’air : il est tour à tour âme errante, messager, présage, colère divine ou arme des sorciers. Chaque région, chaque terroir, a ses rituels pour l’apaiser, le déclencher ou s’en protéger. Ce souffle insaisissable devient une figure centrale du rapport ancien entre l’homme, la nature et le sacré.

Les Vents personnifiés : leurs noms

Dans de nombreuses régions rurales d’Europe, le vent n’est pas une simple brise anonyme. Il est “quelqu’un”, avec un nom propre, souvent masculin (mais pas toujours), et une attitude bien trempée.

  • À Laroche (province de Liège), on le connaît sous le nom de Dj’han d’à Vin – Jean du Vent.
  • À Somme-Leuze, il devient Dj’han di Bîh, Jean de Bise.
  • En Corrèze, Dzan d’Auvergne (ou Jean d’Auvernha) désigne le vent du nord.
  • Dans le Forez, on parle de Jeanna Paou, une bise plaintive qui gémit dans les cheminées en hiver.
  • À Genève, la Dame de Lausanne souffle depuis le nord, tandis que le Monsieur de Port de l’Écluse vient du midi. Le sirocco, lui, prend le nom inquiétant de la Vaudaire – littéralement « la Sorcière » – dans la vallée du Rhône supérieure.

Dans les Côtes-du-Nord, le vent d’ouest n’est autre que Père Banard, une figure masculine bien trempée, accompagnée de sa compagne… la Mère Banard, qui n’est autre que la pluie. Une manière imagée de décrire ces deux éléments indissociables du climat breton.

Dans le Poitou, lorsque le vent souffle fort en hiver, les anciens disent : « Dalu est dehors. » Dalu n’est pas qu’un courant d’air : c’est une entité à part entière, aussi présente en Berry, où il incarne l’onglée, ce froid qui mord les doigts. Les enfants s’en amusent tout en le redoutant : « V’là l’Dalu qui vient. »

En Gascogne, on invoque le vent avec une comptine traditionnelle chantée lors de ses bourrasques :

Bouho biso, bent d’autan ; / (Souffle, brise, vent d’autan,)
Doubris la porto, qu’entreran ! / (Souffle, brise, vent d’autan, ouvre la porte, nous entrerons !)

Une manière poétique et collective de donner une identité à ce vent chaud venu du sud.

En Normandie, le vent devient le célèbre bonhomme Hardy, un personnage qui force les fenêtres et s’invite sans prévenir. Il apparaît même dans la littérature naturaliste française, mis en scène avec tendresse dans un roman (non nommé ici, mais sans doute inspiré d’Émile Zola ou d’un auteur de son époque) :

« La fenêtre était ouverte ; il y avait un courant d’air et le vent, engouffré dans le corridor, poussait la porte par légères secousses : “C’est Monsieur Hardy”, disait la petite fille. “Entrez donc, Monsieur Hardy, donnez-vous la peine d’entrer.” Et elle faisait la révérence, elle saluait le vent. »

Comment ils sont venus de la mer

Dans les récits traditionnels du littoral de Haute-Bretagne, les vents n’ont pas toujours soufflé comme aujourd’hui. Plusieurs légendes expliquent comment ils sont arrivés sur la mer, jadis immobile et sans souffle.

L’une des plus célèbres histoires fait écho à l’Odyssée d’Homère et aux outres d’Éole. Elle raconte qu’un capitaine, débarqué au pays des Vents, réussit à les emprisonner dans des sacs bien clos, qu’il ramène ensuite à bord de son navire. Il interdit à ses hommes de les ouvrir, mais pendant son sommeil, la curiosité l’emporte : un matelot délie un sac, et Surouâs (le vent du sud-ouest) s’en échappe violemment. Le navire est brisé, et les autres sacs crevés libèrent les sept Vents, qui depuis ce jour soufflent librement sur l’océan.

Dans une autre version, un armateur désespéré de voir ses navires bloqués au port conclut un pacte avec le diable. Ce dernier lui révèle que dans une île vivent les Vents, créatures puissantes capables de faire avancer les bateaux sans rames. Un capitaine suit les instructions données, atteint l’île, et invite les Vents à bord. Tandis qu’ils festoient dans la cabine, le navire prend discrètement le large. Furieux de la ruse, les Vents soufflent de rage sur les voiles, propulsant le navire — et tous ceux qui suivront. Depuis, oubliant le chemin du retour, ils continuent de souffler sans relâche sur l’océan.

Un autre récit met en scène saint Clément (de Rome), invoqué comme maître des mers et des vents. Sauvé d’un naufrage par des marins, il les remercie en leur confiant un pouvoir surnaturel. Il souffle dans la bouche du capitaine pour lui transmettre sa maîtrise du vent. Arrivé au pays des Vents, le capitaine est d’abord repoussé. Mais en suivant les instructions du saint, il siffle fortement, et les Vents se soumettent à sa volonté, devenant « doux comme des moutons ». Depuis ce jour, dit-on, les marins n’ont plus besoin de ramer.

Sur la côte, on raconte aussi que les Vents sont d’anciens habitants de la mer, révoltés contre elle. Maudits pour leur rébellion, ils seraient condamnés à souffler sans trêve jusqu’au Jugement dernier. Cette idée d’une malédiction éternelle résonne avec bien des croyances médiévales, où les éléments naturels deviennent instruments de justice ou de pénitence cosmique.

Hors de la Bretagne, les traditions ne sont pas en reste. En Dauphiné, au Moyen Âge, on attribue l’origine d’un vent local à saint Césarée, évêque d’Arles. Selon Gervais de Tilisbery, ce saint, attristé par la stérilité d’une vallée près de Nyons, serait allé jusqu’à la mer pour remplir un gant de vent. De retour, il jette le gant contre un rocher, qui s’ouvre miraculeusement pour laisser passer un courant d’air : le vent de Ponthias. Ce souffle sacré sort encore aujourd’hui par cette faille, née du geste du saint.

Leurs résidences, leurs gestes

Selon de nombreuses légendes recueillies en Bretagne (notamment par François-Marie Luzel et Paul Sébillot), les Vents ne résident pas en pleine mer, mais bien loin des hommes : au sommet des montagnes, dans les forêts profondes, ou au sein de cavernes dissimulées dans des régions inaccessibles. Cette idée rejoint une croyance universelle : dans de nombreuses cultures, les Vents sont des êtres surnaturels vivant dans des lieux isolés et sacrés.

Les marins de Tréguier, en Bretagne, parlent d’une mystérieuse « caverne des Vents » située dans le Bro an Hanter Noz (le pays du Nord). Mais les récits restent flous : on ne décrit jamais précisément leur maison, et ce n’est ni un château imposant, ni une grotte monumentale (Paul Sébillot, Légendes de la mer, t. II). Dans un conte haut-breton, apparaît cependant un Palais des Vents. Et ailleurs, un château féodal surplombe sept cabanes rustiques : des résidences à l’image de leur quotidien, modeste, presque humain.

Dans les récits populaires — qu’ils viennent de la Manche, de Gascogne ou du Pays Basque — les Vents ne se contentent pas de souffler. Ils mangent avec gloutonnerie, boivent jusqu’à l’ivresse, jouent aux cartes, et montent la garde sur la montagne, comme des sentinelles du monde. Leur chef ? Le vent du Nord, capitaine des souffles, qui leur ordonne de se diriger vers la terre ou la mer. Mais parfois, ils se rebellent. Un conte gascon les décrit vêtus de manteaux et de grandes bottes, renforçant leur image de géants ruraux, à la fois inquiétants et familiers.

Lorsque leur travail est terminé — souvent au coucher du soleil — les Vents rentrent épuisés. Comme de simples journaliers, ils ont besoin de repos… et de nourriture. Mais attention : dans certaines histoires bretonnes ou basques, ils se comportent comme des ogres. De retour dans leur cabane, s’ils y trouvent un homme, ils veulent le dévorer. L’imaginaire populaire flirte ici avec l’horreur, pour souligner la force sauvage des éléments naturels.

Mais tout puissants qu’ils soient, les Vents ne sont pas invincibles. Les marins de la Manche les disent sensibles au bruit et parfois craintifs. Ils peuvent être blessés, étranglés même, ou menacés par les matelots excédés par les tempêtes. Dans ces cas-là, ils deviennent conciliants : pour se faire pardonner, ils offrent des talismans magiques à leurs visiteurs — objets aux pouvoirs fabuleux, capables d’exaucer tous les souhaits de leur propriétaire.

Les vents en famille

Dans de nombreux contes de Haute et Basse-Bretagne, les Vents sont célibataires, sauf une exception notable : en Haute-Bretagne, le Vent d’Ouest est marié à la Pluie. Mais dans la plupart des récits, ils ont une mère qui les attend chaque soir, prépare leurs repas, garde leur maison, et veille à leur bon comportement. Selon les variantes, elle est la mère de trois Vents – Janvier, Février et Mars (F.-M. Luzel, Contes de Basse-Bretagne) – ou plus fréquemment de sept fils turbulents. Elle vit dans une cabane isolée, au cœur d’une forêt, sur une montagne, ou parfois en plaine, et mène une existence rude, comme ses enfants.

Cette mère des Vents est rarement charmante. Elle présente les signes d’une vieillesse extrême : une barbe, de grandes dents, voire une seule dent démesurée. Dans un conte breton, elle est décrite comme une géante ; dans un conte basque, comme une minuscule vieille femme. Malgré ces différences, elle possède parfois le même souffle puissant que ses fils, capable de déchaîner les éléments.

Bien que ses fils soient des géants au tempérament explosif, ils lui obéissent. Si elle accorde l’hospitalité à un humain, elle leur interdit de le manger. Et pour se faire respecter, elle n’hésite pas à utiliser la manière forte :

  • Elle menace ses fils d’un bâton ;
  • Elle les frappe avec un ormeau arraché de son jardin ;
  • Ou les enferme dans un grand sac suspendu à une poutre, à la manière d’Éole et de ses outres à vents.
  • Elle incarne ainsi une autorité bienveillante mais sévère, une figure parentale capable de contenir les excès du monde naturel.

Dans certains contes — notamment en Gascogne — cette mère mystérieuse n’est pas seulement une gardienne ou une ogresse. Elle détient aussi des talismans magiques, qu’elle peut offrir à ceux qui croisent sa route. Un héritage féminin, à la fois domestique, protecteur et surnaturel.

Le père, lui, est presque totalement absent du folklore. Il n’apparaît que dans un proverbe énigmatique :

« Vent d’antan s’en va voir son père malade et revient en pleurant. »

Une évocation poétique, qui suggère que le passé, comme le vent, revient toujours chargé d’émotion.

Les visites aux vents

Dans plusieurs contes du littoral breton, des personnages – souvent naïfs ou « simples d’esprit » – tentent de s’attaquer au Vent comme s’il s’agissait d’un ennemi visible. Plutôt que de gravir la montagne fabuleuse où réside le Vent, ces figures populaires :

  • cognent sur les arbres agités par la brise, croyant l’atteindre ;
  • vont jusqu’au bord de la falaise pour l’attaquer à coups de bâton ;
  • ou tendent des pièges dérisoires, persuadés qu’ils peuvent le capturer.
  • Dans un épisode plein d’ironie, un pêcheur, voyant que le vent cesse soudainement de souffler, s’imagine même l’avoir tué !

Un conte de l’intérieur des terres décrit un paysan renversé par un ouragan, qui se met à frapper l’air avec une fourche flexible. À chaque mouvement, l’outil produit un son : « Zoug ! zoug ! » Le paysan, entendant ce bruit, croit que le Vent gémit de douleur — preuve que l’animisme populaire prête encore une sensibilité humaine aux éléments naturels.

Paul Sébillot, observateur attentif des croyances rurales, témoigne d’une scène saisissante survenue en 1880 : alors que les navires de Terre-Neuve restaient bloqués par un vent debout persistant, les hommes exprimaient leur frustration de manière très directe. Ils crachaient dans la direction du vent, l’insultaient copieusement, et allaient jusqu’à lui montrer leurs couteaux, en le menaçant de l’étriper. Ce comportement n’était pas réservé aux adultes : les enfants, imitant leurs aînés, répétaient les gestes et les injures, dans une véritable scène de colère rituelle collective contre l’invisible.

Un autre récit venu de l’intérieur des terres donne au Vent un rôle plus étrange encore. Dans de nombreux contes, il attend près des cathédrales, solitaire, en quête d’un compagnon de route. Ce dernier, entré dans l’église pour tenter de mettre d’accord les chanoines, n’en est jamais ressorti depuis… plusieurs siècles. Ici encore, le Vent n’est pas un simple courant d’air : c’est un être patient, persistant, figé dans le temps, attaché à une quête absurde et poétique.

Luttes entre eux. Vents localisés

Dans plusieurs traditions régionales, on croit que les Vents se livrent une lutte annuelle pour déterminer qui régnera sur l’année entière. Cette croyance, fortement ancrée dans l’Est de la France, est précise quant à la date du combat : En Franche-Comté, la joute se déroule le 25 janvier à minuit ; dans le pays wallon, elle a lieu le 31 décembre ou autour du 25 janvier, au carrefour des Quatre Chemins : le Vent qui souffle à minuit l’emporte ; dans la Marne, la bataille commence le jour de la Conversion de saint Paul et ne s’achève qu’à la Saint-Blaise (3 février). Celui qui souffle ce jour-là est le vainqueur. Ces batailles mythiques sont censées expliquer la dominance saisonnière de certains vents.

Certaines légendes expliquent pourquoi un vent souffle peu, ou au contraire, pourquoi il est si violent.
À Gerzat (Puy-de-Dôme), on raconte que le Vent d’Est ne souffle jamais plus de trois heures d’affilée, et cela très rarement. Pourquoi ? Parce que c’est lui qui soufflait quand Jésus était en croix. Le Christ, assoiffé, lui aurait demandé un peu d’eau. Mais le Vent refusa. Alors Jésus le maudit :

« Tu ne souffleras désormais que rarement et brièvement. »

À Saint-Cast (Côtes-du-Nord), le Vent de Suède (Sud-Est), réputé destructeur, serait devenu furieux depuis qu’une femme lui montra ses fesses en pleine bourrasque. Un acte perçu comme une insulte, qui expliquerait ses ravages récurrents.

Dans d’autres récits, notamment en Bretagne, les Vents sont instrumentalisés par des forces démoniaques :

  • Dans les Côtes-du-Nord, un tourbillon violent signifie que le démon emporte quelqu’un. Si la personne résiste, le diable cause d’énormes dégâts sur son passage.
  • En Poitou, on dit que Satan se cache dans les tourbillons de vent qui soulèvent le foin. Il ne s’en va qu’après avoir arraché un ou plusieurs arbres.
  • Dans le Léon, chaque ouragan est l’annonce que le diable est venu chercher une âme perdue.
  • Près de Dinan, si une tempête éclate pendant le Carnaval, c’est que les diables se battent entre eux. Ils déracinent les arbres avec leurs pieds fourchus, jusqu’à ce que Dieu intervienne pour les faire taire.
  • Aux alentours de Fougères, un vent violent signifie qu’une pendaison ou une noyade a eu lieu dans le voisinage : le démon vient chercher la défunte victime.
  • Enfin, en Haute-Bretagne, on affirme : « Quand les vents font rage, les damnés sont heureux, parce que tous les diables sont dehors. »

Dans les croyances les plus répandues, les Vents ne sont plus des entités autonomes, mais des forces domptées par des êtres surnaturels : diables, fées, lutins, magiciens. Ces derniers sont capables de :

  • exciter les vents,
  • les calmer,
  • les envoyer où bon leur semble.

Cette vision marque un passage entre la mythologie animiste et le folklore magique, où le surnaturel tient les rênes de la nature.

Les esprits conducteurs des vents

En Basse-Bretagne, une vieille croyance veut que le prêtre ait le pouvoir de libérer les âmes condamnées, appelées les conjurés — celles mortes sans absolution. Lors des rituels de purification, le prêtre ouvre une fenêtre et commande aux esprits de quitter la maison ; aussitôt, ils s’envolent comme un vent furieux, emportant avec eux des voix plaintives, que les vivants prennent pour le tonnerre. Ce n’est pas une tempête météorologique : c’est le cri d’adieu des âmes en peine, expulsées vers l’inconnu.

Dans le Léon, on redoute ces coup de vents soudains que l’on dit causés par les tourbillons des damnés. Ces âmes infernales, furieuses de leur sort, viendraient tourmenter les vivants par pure vengeance. Lorsqu’ils surgissent, il faut immédiatement se jeter face contre terre, sans quoi ces vents peuvent vous envelopper, vous étourdir, et vous entraîner avec eux jusqu’en enfer. Ce réflexe de protection, transmis de génération en génération, traduit une peur très ancienne : celle d’être arraché à la terre des vivants.

En Albret, le souffle du vent peut aussi être plus discret, mais tout aussi tragique. On y croit que les bouffées de vent soudaines sont provoquées par les âmes des enfants morts sans baptême. Ces êtres, privés de sépulture chrétienne, errent dans le monde sous la forme de rafales imprévisibles. Parfois, leur passage laisse des taches de sang sur le linge mis à sécher — signe de leur douleur persistante.

Gare à celui qui cherche à les arrêter : un moqueur s’étant amusé à leur barrer la route, vit apparaître dans le tourbillon un jeune homme fantomatique lui dire : « Pourquoi m’arrêtes-tu ? » Il tomba malade, puis mourut dans l’année.

Les tourbillons et les esprits

Le vent, dans l’imaginaire populaire, n’est jamais seul. À chaque bouffée soudaine, à chaque tourbillon qui fait voler la poussière ou plier les arbres, quelque chose — ou quelqu’un — passe. Ce n’est pas qu’une force de la nature, c’est un procession invisible d’êtres féeriques ou démoniaques, tantôt malicieux, tantôt redoutables.

En Beauce, les farfadets prennent parfois la forme de tourbillons capricieux qui ravagent les moissons. Ce sont eux, dit-on, qui s’amusent à renverser les gerbes, à soulever la poussière, ou à effrayer les chevaux. En Haute-Bretagne, un lutin malicieux se glisse dans les tourbillons des prairies, invisible mais joueur. Dans le Forez, les paysans appellent foullet (ou follet) les nuages de poussière soulevés par le vent sur les chemins. Ce mot désigne à la fois le phénomène et l’être qui l’habite. En Basse-Bretagne, une croyance plus rare affirme que ces tourbillons renferment un groupe de fées en train de changer de demeure, portées par le vent comme des passagères de l’éther.

À Guernesey, ce n’est autre que Héroguias, la reine des sorcières, qui conduit les tourbillons d’été. Dans un vent plus violent encore, on parle même de sorcier caché à l’intérieur — comme si le souffle avait une volonté propre, maléfique ou vengeresse. Autour de Saint-Brieuc, lorsqu’un grand tourbillon se lève, les anciens s’écrient : « Voilà les loups-garous qui sortent ! » Ici encore, le vent est habité, chargé d’une puissance hybride et inquiétante.

Mais les plus terrifiants de ces êtres du vent sont sans doute les dragons. Dans le Trégor et le Finistère, les marins redoutent ces serpents d’air, ces tourbillons qu’on appelle “dragons de vent”, qui rampent sur la mer en balayant tout sur leur passage. Leur queue traîne au ras de l’eau, et tout ce qu’elle touche est englouti, aspiré, disparu. Un homme effleuré par un tel tourbillon est saisi et jeté à la mer, sans qu’on le revoie jamais. Un navire malchanceux est emporté à pic, sauf s’il a été baptisé — car un bateau sans bénédiction n’a aucune chance de survivre. Certains racontent même que ces dragons de vent peuvent gober un navire entier, aussi simplement qu’un homme avale un œuf.

Serments et actes interdits

Dans les ports de Provence, les marins n’hésitent pas à jurer par le Vent, comme pour sceller leur parole d’un serment plus fort que l’écume. On entend encore :
« Que tous les mistrals m’étranglent ! » (Le Chat du bord, Ernest Capendu.)

Le Mistral, vent du nord typique de la région, à la fois redouté et familier, devient un interlocuteur invisible auquel on s’en remet — ou qu’on défie. Cette expression populaire reflète une relation ambiguë, presque intime, entre les hommes et le vent qui façonne leur quotidien.

En Basse-Bretagne, lorsque le vent ravage les cultures ou contrarie les semailles, les paysans n’hésitent pas à le maudire ouvertement. On dit qu’ils « le donnent au coup de vent » — autrement dit, ils souhaitent son propre emportement ou sa perte, comme s’il s’agissait d’un être à punir. Ce type de formule est typique des régions agricoles où le vent est à la fois indispensable et dévastateur : un partenaire capricieux, que l’on tente d’amadouer… ou d’insulter.

Une superstition largement répandue en Haute-Bretagne et en Saintonge prête au Vent une influence très concrète… sur les visages ! On dit que :

« Si tu fais une grimace ou si tu bâilles pendant que le vent tourne,
ta bouche restera comme ça ! »

Ce dicton, bien connu des enfants comme des anciens, relève à la fois de la précaution magique et du bon sens paysan déguisé. Il met en garde contre les changements invisibles, les moments charnières où le Vent, tournant, pourrait laisser une trace durable — même sur les visages.

Présages

À Mons, on raconte qu’un sifflement particulier du vent dans une cheminée allumée annonce… une nouvelle imminente : « Si le vent siffle d’une certaine manière dans une cheminée où il y a du feu, on aura des nouvelles dans la journée. » Mais en Hainaut, le même phénomène inspire une toute autre crainte. Comme le note Alfred Harou, quand le vent souffle dans la cheminée, c’est que le diable y a élu domicile. Ainsi, un même signe peut être perçu soit comme une promesse, soit comme une menace, selon la tradition locale.

Au XVe siècle, les vents violents étaient perçus comme porteurs de mauvais augures. Dans les campagnes et sur les côtes de la Manche, les habitants croyaient que : « Quand on entendait fort venter, c’était signe de trahison ou, à tout le moins, de mauvaises nouvelles. » Ce type d’interprétation, entre peur politique et superstition élémentaire, montre à quel point le vent pouvait être porteur d’un message au-delà du simple climat.

Le pouvoir des Humains sur eux

Certains phénomènes lumineux ou colorés, comme l’aurore boréale, l’arc-en-ciel, le feu Saint-Elme, ou encore l’éclair, sont considérés comme hors de portée des humains. Ils n’apparaissent que sous la volonté d’êtres supérieurs, parfois des divinités, parfois de puissances non identifiées, mais toujours au-delà du monde des vivants. De même, la foudre, bien qu’imposante et redoutée, est perçue comme contrôlée par ces puissances invisibles. L’homme n’en est jamais le maître, mais il peut parfois en pressentir ou rediriger la colère.

Si l’éclair échappe à toute emprise, il n’en va pas de même pour d’autres éléments. Dans bien des régions, on croit que certains hommes ont le pouvoir de susciter la pluie ou même la grêle, en particulier par temps d’orage. « Le peuple pense que certains hommes, au moyen de pratiques ou de conjurations, peuvent exercer un véritable pouvoir sur les météores. » La brume peut être provoquée, mais cela reste plus rare. La neige, en revanche, demeure un phénomène indomptable — elle vient sans qu’aucun mortel ne puisse l’appeler.

Les vents et les tempêtes sont peut-être les météores sur lesquels l’intervention humaine semble la plus crédible aux yeux des anciens. Un grand nombre de gestes rituels, formules ou manœuvres – parfois magiques, parfois purement symboliques – sont censés les faire souffler ou les calmer. Fait notable : ces pratiques ne sont pas toujours réservées aux sorciers ou magiciens. Elles peuvent être accomplies par des paysans, marins, ou voyageurs, pour appeler le vent, détourner un orage, ou chasser la tempête menaçante.

Les vents excités ou calmés

Dès l’Antiquité, les textes rapportent que les prêtresses de Sena, sur l’île de Sein, étaient capables de déchaîner les vents et les tempêtes par enchantement. De même, les fées de la Rance auraient détenu ce pouvoir mystérieux. Dans les contes de marins, on retrouve cette idée sous diverses formes : une fée-sorcière accorde à un mousse la faculté de choisir la direction du vent, tandis que saint Clément lui-même confère ce don à un capitaine.

Le diable apparaît aussi comme maître des vents. Dans plusieurs récits, il monte à bord des navires sous les traits d’un simple matelot, et procure à l’équipage un vent favorable pendant tout le voyage. Un marché qui, bien souvent, a un prix…

L’idée qu’un objet puisse commander au vent est également répandue. En Basse-Bretagne et en Saintonge, les sorciers étaient réputés pour manipuler les vents, bien que les procédés soient rarement décrits. Un récit du XVIIe siècle évoque un berger sorcier de la Brie qui, en faisant tourner du pied une pierre sur le pont, déclenche une brise. Autrefois, des cordes à nœuds, vendues par des sorcières dans les pays nordiques, permettaient de libérer le vent nœud après nœud : le premier pour la brise, le second pour le vent, le troisième pour la tempête. Cette tradition, disparue de France, survit sous une autre forme : les marins de la Manche accusent parfois le curé de Cancale de posséder la corde à tourner le vent. En Wallonie, on dit qu’un prêtre peut détourner le vent en orientant la pointe de son tricorne dans la bonne direction.

Dans la Beauce, on raconte qu’on envoie les enfants chercher la corde à vent, une manière d’ancrer ce mythe dans les jeux de l’enfance. D’après Amand Joseph Dagnet (1899) et Félix Chapiseau (1903), cette légende est encore bien vivante au début du XXe siècle.

Face au calme plat, les marins ont développé un répertoire de gestes et de paroles pour faire revenir la brise : En Trégor, on croit que saint Antoine, patron du vent, dort ou est fâché. Pour le réveiller ? Les marins sifflent à tue-tête ou l’insultent. En Haute-Bretagne, on conjure saint Clément pour qu’il fasse tourner le vent… mais on le maudit s’il n’exauce pas la prière. Les corsaires du pays de Caux plongeaient même dans la mer une statuette de saint Antoine en récitant une prière peu catholique.

Le sifflement pour appeler le vent est une tradition mondiale, plus répandue encore que les cris. Les marins terre-neuvas se rassemblaient autrefois sur le pont pour prononcer à haute voix le nom du vent désiré. Certains capitaines de la Manche tiraient même à balle sur les nuages pour forcer les cieux à souffler.

Plus surprenant encore : jusqu’au XVIIe siècle, sur les vaisseaux de l’État, on fouettait les mousses pour conjurer le calme plat. Ce rituel brutal ne disparaît pas complètement : à Saint-Malo, il subsiste à bord des navires, les mousses se fouettant entre eux tout en criant le nom du vent. Sur les bateaux de pêche trécorrois, le rituel avait lieu à l’avant, avec la même ferveur.

Sur les côtes normandes, les épouses de marins brûlent des balais neufs pour hâter le retour de leurs hommes. En Ille-et-Vilaine, on vole un balai, on le brûle, et on jette les cendres au vent pour qu’il tourne en leur faveur. Et quand le vent devient trop violent ? Les marins chantent en chœur, espérant apaiser saint Antoine.

Une anecdote savoureuse venue des Côtes-du-Nord rapporte qu’une femme, excédée par Nordée, le vent du nord-est, finit par lui montrer son derrière. Le vent, pris de honte, cessa aussitôt de souffler.

Conjurations des tourbillons et des vents

Dans plusieurs pays d’Europe, les tourbillons de vent qui soulèvent les javelles de blé ou les gerbes de foin sont interprétés comme le passage d’un esprit, souvent malicieux. Face à eux, les travailleurs ont recours à des formules anciennes :

À Genève (1635), quand un « foulet en tourbillon » s’abat sur les moissons, les moissonneurs posent leur faucille, se jettent à terre et crient : « Bo, Bo, Ponti, Ponti. » En Franche-Comté, les moissonneuses chantent : Air des moissons, fourre-toi sous mon cotillon. Dans l’Auxois, lorsqu’on entend le sifflement d’un « follet » venu déranger les tas de foin, on crie : « Arrêtez-le ! » En Yonne, on trace une croix avec des poignées de blé, qu’on élève bien haut, en disant : « Esterbeau, estourbillon malin, je te conjure, comme Judas conjurait Jésus le jour du vendredi saint. »Dans la vallée de Bagnères, une simple insulte suffit : « Cu-pelat ! cul pelé ! »

Dans plusieurs régions, le diable lui-même est associé aux tourbillons soudains : En Bas-Languedoc, il se cache au centre du tourbillon. Pour le faire apparaître, il faut tirer un coup de fusil dans l’œil du tourbillon. Pour le faire fuir : « Détourne-toi, diable ! » En Haute-Bretagne, pour le combattre, on lance une fourche ou un objet pointu au centre du souffle. Un récit rapporte même qu’après avoir ainsi frappé un tourbillon, une voix s’en est échappée : « Merci, vous m’avez délivrée. » Une autre jeune fille, ayant jeté son couteau, vit le nuage se dissiper immédiatement. Le couteau disparut… mais elle le retrouva plus tard entre les mains d’une lavandière — la même que le diable emportait.

Dans certaines régions comme la Basse-Bretagne, les tourbillons sont accusés d’enlever les femmes vendues à l’esprit du mal, les condamnant à errer sans fin dans le monde. On peut les libérer en lançant au centre une lame recourbée ou un couteau. Sur la côte de Tréguier, les tourbillons sont appelés dragons, et ils sont formés par des sorciers ou le diable lui-même. Si l’on trace une croix sur la terre, sous leur passage, ou si on les tranche d’un coup de faux, on peut voir tomber : une griffe, une corne, ou une partie du corps du diable.

En Berry, les moissonneurs appellent les bourrasques de vent… des « servantes de prêtres ». Dans certains cantons du Cher, on les nomme même « putains ». Pour protéger les javelles, on place les deux premières gerbes de blé coupées en tête du sillon. Dans le Finistère, on conserve dans un bahut de chêne un talisman : deux pommes jumelles étroitement unies, auxquelles on adresse une série de formules rituelles longues de deux pages !

Un texte du XVe siècle, rapporté dans Les Évangiles des Quenouilles, raconte ce rituel en Savoie :

« Quant aucune tempeste levera en l’air, vous devez tantost faire du feu de quatre bastons de chesne en croix au-dessus du vent, et lui faire une croix dessus ; tantost la tempeste se tournera de costé et ne touchera à voz biens. »

Dans le Loiret, les enfants ont leur manière bien à eux de conjurer les grandes rafales. Ils récitent en chœur :

Stabat mater,
Derrière saint Pierre
Il y a une femme
Qui n’a qu’une dent
Quand il fait vent.

Références :

Croyances, mythes et légendes des pays de France, Légende de la mer, Paul Sébillot

Emile Zola

L’Odyssée, Homère

Gervais de Tilisbery

Contes de Basse-Bretagne, François-Marie Luzel

Le Chat du bord, Ernest Chapendu

Amand Joseph Dagnet

Félix Chapiseau

Les Évangiles des Quenouilles, Jean d’Arras et Antoine Duval