Les Cataclysmes : avalanches et éboulements punitifs

Avalanche de montagne

Les montagnes, majestueuses et redoutées, ont toujours fasciné les peuples qui vivaient à leurs pieds. Dans l’imaginaire populaire, elles furent jadis le cadre d’un âge d’or disparu, où les vallées foisonnaient de lait, de miel et de fruits démesurés. Les légendes suisses racontent qu’alors, les vaches géantes se faisaient traire dans des étangs et que les bergers jouaient aux quilles avec des mottes de beurre. Mais cette prospérité prit fin, disent les anciens, lorsque les hommes oublièrent l’humilité et l’hospitalité — déclenchant la colère de Dieu, des saints ou des fées.

Peu à peu, les glaciers et les éboulements vinrent ensevelir ces terres bénies. Des villages entiers, réputés pour leur dureté envers les étrangers, furent frappés de malédictions : la Maladetta, Chamonix, ou Plan-Névé en gardent encore le souvenir. Dans ces récits transmis de génération en génération, les montagnes punissent les orgueilleux, tandis que la nature devient le bras d’une justice supérieure. Les avalanches, chutes de pierres et lacs engloutis ne sont plus des accidents, mais les échos d’un monde moral, où chaque faute trouve son châtiment sous la neige éternelle.

Mais les montagnes ne sont pas que des tombeaux de pierre : elles sont aussi les refuges du merveilleux et du sacré. Certaines histoires rapportent des miracles — comme à Bonnevaux, où la Vierge arrêta un rocher lancé du sommet, ou dans les Alpes vaudoises, où un berger fut sauvé par sa prière. Entre punition divine et grâce céleste, le folklore montagnard esquisse une vision du monde où la nature n’est jamais neutre : elle juge, protège, et parfois pardonne.

Selon de nombreuses légendes suisses, les montagnes, aujourd’hui austères et rocailleuses, furent autrefois des terres d’une fertilité exceptionnelle. Cet âge d’or des montagnes, transmis par la tradition orale dans toute la Suisse romande, évoque une époque où la nature offrait tout en abondance. Les vaches géantes produisaient un lait si copieux qu’il fallait les traire dans des étangs, vite transformés en vastes bassins de crème.

Le doyen Bridel, poète et érudit vaudois, racontait qu’un berger, chaviré dans sa barque alors qu’il battait la crème, fut retrouvé quelques jours plus tard… enseveli dans une baratte haute comme une tour, au cœur d’une caverne emplie de miel, dont les rayons atteignaient la taille de portes de ville.

Dans ce monde fabuleux, la richesse était telle que les montagnards jouaient aux quilles avec des mottes de beurre, et lançaient des fromages en guise de palets. Même les fruits atteignaient des tailles démesurées : il fallait scier la queue des poires, tant elles étaient gigantesques !

Ce temps de prospérité surnaturelle prit pourtant fin brusquement. La légende raconte que le Juif errant, condamné à marcher sans repos depuis Jérusalem, traversa les Alpes pour rejoindre la France. À son passage, les montagnes étaient encore couvertes de moissons dorées.

Mais Dieu, irrité de voir l’éternel voyageur choisir ce chemin, transforma les champs en forêts de sapins. Le Juif errant revint l’année suivante, fidèle à son itinéraire favori. Alors, Dieu recouvrit les sapins d’un glacier éternel.

— « Bah ! La neige et la glace fondront, je repasserai l’an prochain », dit le Juif errant.
— « Rien ne fondra, » répondit Dieu. « Et jusqu’au jour du Jugement dernier, la neige y restera. »

Ainsi, selon la tradition populaire, les glaciers des Alpes seraient nés de cette malédiction divine, et le Juif errant ne franchirait plus jamais la frontière entre l’Italie et la France.

Dans les légendes des montagnes, on raconte que bien des glaciers seraient apparus non pas par hasard, mais pour punir les hommes. Ces récits, transmis de génération en génération, font écho à ceux des villes englouties — mais ici, ce ne sont pas les flots marins qui châtient, c’est la neige éternelle.

Partout dans les Alpes et les Pyrénées, les traditions affirment que les pays recouverts de glace furent jadis des vallées fertiles, verdoyantes et peuplées. Mais un jour, leurs habitants, devenus orgueilleux et inhospitaliers, refusèrent le secours d’un étranger. Leur châtiment fut immédiat : leurs villages disparurent sous un déluge de neige et de glace.

Dans les Pyrénées, on raconte que la Maladetta, aujourd’hui montagne stérile et glacée, était autrefois un lieu de pâturages luxuriants et de villages prospères.

Un jour, Dieu, déguisé en pèlerin, frappa de porte en porte pour demander l’hospitalité. Partout, il fut repoussé — sauf dans une humble chaumière où une famille pauvre l’accueillit avec bonté. Touché par leur charité, Dieu les transporta sur une montagne voisine et leur offrit une maison. Puis, tournant le bras vers la Maladetta, il maudit le reste du pays :

« Les villages inhospitaliers furent engloutis sous un monceau de neige. Les troupeaux devinrent rochers, et la montagne perdit à jamais sa verdure. »

Depuis, nul ne s’aventure sans crainte sur les flancs de la Maladetta.

Plus au nord, une autre légende rapporte qu’un saint descendit un jour dans la vallée supérieure de Chamonix. Apprenant qu’un mendiant avait fait le tour du village sans recevoir un morceau de pain, il décida de mettre les habitants à l’épreuve.

Sous les traits d’un pauvre, il frappa à chaque porte — sans jamais être accueilli. Une seule jeune fille, émue de compassion, glissa en secret sous son tablier une épogne (petite miche de pain). Alors le saint lui apparut sous sa véritable forme céleste et lui dit :

« Va, prends ce que tu as de plus précieux et quitte ce village maudit : la vengeance du ciel est proche. »

À peine la jeune fille s’éloigna-t-elle que le glacier déferla, ensevelissant le hameau tout entier sous une mer de glace.

Sur les hauteurs de Plan-Névé, une vieille femme mendia un abri alors que l’orage grondait. Les vachers, bien que riches en beurre et en lait, la chassèrent sans pitié. La vieille — qui était en réalité une fée de la montagne — se retourna et lança une malédiction :

« Balla pllana ! Pllan-Névé, jamé terreina te ne te reverré ! »
(« Belle plaine, Plan-Névé, jamais je ne te reverrai terrain. »)

Aussitôt, un ouragan de neige et de grêle s’abattit. En quelques instants, la belle prairie disparut sous une épaisse couche de glace, qui, dit-on, n’a cessé de croître depuis.

Le même sort frappa le plateau de Tsanfleuron, autrefois « champ fleuri », devenu désert de glace après qu’un berger eut refusé un morceau de pain à une mendiante.

Enfin, la légende du glacier de Charbonnel, en Maurienne, raconte qu’il s’éleva à la suite d’une malédiction proférée par une femme du hameau de Vincendières.
Un jour de fête, elle quitta son troupeau pour aller danser. De retour, elle trouva ses bêtes malades et s’écria :

« Herbe, herbette, tu fais crever mes bêtes ; le glacier reviendra ici, et jamais plus herbe n’y reverdira ! »

Le lendemain, le glacier couvrit toute la montagne, qui portait alors le nom poétique de Blanche-Fleur.

Dans les traditions populaires des Alpes, les éboulements ne sont jamais de simples accidents géologiques. Ils sont perçus comme des punitions divines ou interventions surnaturelles provoquées par la dureté du cœur des hommes.

Les récits anciens racontent comment des villages entiers furent engloutis par les pierres et la boue, après avoir refusé d’offrir l’hospitalité à un étranger. Ce thème, omniprésent dans le folklore alpin, met en lumière la valeur sacrée de l’accueil et de la charité, vertus que la montagne veille à rappeler… parfois brutalement.

Le 4 mars 1585, la montagne surplombant le cirque de Luan se mit soudain en mouvement. Dans une glissade colossale de pierres et de boue, elle recouvrit le village de Corbeyrier avant de dévaler vers la plaine et d’ensevelir le beau village d’Yvorne.

Les anciens racontent qu’une femme mystérieuse avait été vue dans la région quelques jours avant la catastrophe. Elle allait de porte en porte, cherchant en vain un abri et un peu de nourriture. Seule une famille charitable l’accueillit, et elle les prévint d’une voix grave : la ruine du village était proche. Cette famille fut la seule à échapper au désastre.

Un siècle plus tôt, en 1564, le bourg florissant de Thora, dans la vallée d’Aoste, fut détruit par la chute de la montagne de Becca France, à la suite d’un tremblement de terre. La veille du drame, un vieil homme parcourut le village en mendiant un morceau de pain et un abri pour la nuit.

Partout, il fut repoussé — sauf par une pauvre veuve qui, bien qu’elle n’ait plus rien à offrir, l’invita à se reposer. Touché par sa bonté, le mendiant lui dit de monter à son grenier, où elle trouva du pain en abondance. Avant de disparaître, il l’avertit :

« Demain, à pareille heure, Thora sera détruit. Avant que le jour arrive, prends tes enfants, quitte le village et mets-toi en lieu sûr. »

La veuve suivit son conseil, et lorsque la montagne s’effondra, elle et ses enfants furent les seuls survivants.

D’autres récits mentionnent des éboulements causés non plus par l’inhospitalité, mais par la corruption et l’impiété.
Près du village de Vergons, dans les Basses-Alpes, une cité joyeuse et frivole fut ensevelie sous la montagne de Chamasse, châtiée pour ses excès.

Plus récemment, au début du XVIIIᵉ siècle, le village de Pardines, dans le Puy-de-Dôme, disparut à la suite d’un éboulement provoqué par de fortes pluies. Mais les habitants des environs y virent un signe céleste. Selon eux, les villageois avaient été avertis par un ange :

« Pardines, Pardines, quand le soleil se lèvera, il ne restera plus de toi pierre sur pierre ! »

La prophétie s’accomplit dans la nuit. À l’aube, Pardines n’existait plus.

Dans les montagnes alpines, les avalanches et les éboulements n’étaient pas perçus comme de simples caprices de la nature. Pour les anciens, ces désastres étaient souvent l’œuvre du diable, des démons ou des fées courroucées, exerçant leur vengeance sur les hommes coupables d’orgueil, de curiosité ou d’impiété.

Chaque écho de rocher qui s’effondre, chaque grondement de glacier qui se fissure, était entendu comme un avertissement du monde invisible.

En Savoie, la légende raconte qu’un jour, le sommet de la montagne Grenier se détacha et anéantit la ville de Saint-André ainsi que seize villages environnants. Ce désastre, daté de 1240, aurait été une punition divine et démoniaque liée à Bonnivard, à qui le pape avait accordé le prieuré de Saint-André en échange de son aide militaire.

Pendant la catastrophe, des blocs de pierre vinrent s’arrêter aux pieds des moines, et l’on entendit le diable crier à ses démons :

« Poussez les pierres plus loin ! »
Mais ils répondirent :
« La Dame Noire de Myans nous le défend. »
Ainsi, selon la tradition, seule l’intervention protectrice de la Dame Noire aurait empêché la destruction totale du monastère.

Non loin de là, une autre légende raconte comment les fées de la Perrausaz, autrefois appelée la Verda, perdirent leur royaume verdoyant. Ce lieu était jadis l’un des plus beaux pâturages de la contrée, et les habitants avaient coutume de laisser un petit baquet de lait que les fées venaient boire chaque nuit.

Mais un jour, un jeune garçon avide voulut percer leurs secrets et découvrir la mine d’or de Rably. En entrant dans la grotte des fées avec une torche, il vit deux silhouettes voilées lui faire signe de s’enfuir. Il insista, récitant une formule magique — alors la montagne trembla, le ciel s’embrasa d’éclairs, et une aiguille entière s’effondra, ensevelissant la Verda sous les roches.
Depuis ce jour, la montagne n’est plus qu’un champ d’éboulis, souvenir maudit d’une curiosité punie.

Plus haut, sur les pentes du Mont-Blanc, un lac Vert scintillait autrefois, entouré de prairies fleuries où dansaient de jeunes fées. Mais des esprits malins, jaloux de leur beauté, résolurent de se venger.

Ils détournèrent le Nant Noir vers le lac, provoquant un déluge qui fit s’écrouler la montagne. Le lac et ses fées disparurent sous un amas de décombres, ne laissant derrière eux qu’une plaine stérile et dévastée — témoignage minéral d’une vengeance surnaturelle.

Dans le Valais, les montagnards affirmaient que chaque craquement de glacier ou chute de rochers annonçait que les diablats — les petits démons des montagnes — se mettaient à l’œuvre.
Ces esprits infernaux auraient précipité une partie du coteau prospère entre Saillon et Leytron, avant d’enchaîner leurs méfaits en dégringolant chaque printemps des blocs de rochers et des tas de terre sur la plaine.

Désespérés, les habitants firent appel au curé Maret, un saint homme dont le tombeau est encore vénéré à Leytron deux siècles plus tard. Il se rendit sur les lieux, conjura les démons et les enferma dans les ravines de la Pierraye, où, dit-on, ils gémissent encore quand gronde la montagne.

Les montagnes, souvent redoutées pour leur puissance destructrice, ont aussi été le théâtre d’histoires de miracles. Là où tout semblait perdu — au cœur d’un éboulement ou d’un glissement de roches — certains habitants furent épargnés d’une manière inexplicable. Ces récits, profondément ancrés dans le folklore alpin, mêlent la peur du cataclysme à la protection divine, symbolisée par la Vierge ou par la puissance de la prière.

Près du village de Bonnevaux, un énorme bloc de roche se détacha un jour de la montagne, roulant à toute vitesse vers la vallée. Sur son passage, rien ne pouvait résister. Mais au bord du chemin, un laboureur endormi avec son jeune enfant échappa miraculeusement au désastre.

Le rocher, lancé comme la foudre, s’immobilisa net à quelques pas d’eux, sans les toucher. On raconte qu’aucun des deux n’entendit le vacarme assourdissant du choc. Pour commémorer cet événement, une statue de la Vierge fut placée dans la pierre même, rappelant que la foi pouvait apaiser même la fureur des montagnes.

Une autre histoire, dans les Alpes vaudoises, relate le salut d’un berger en prière. Alors qu’un éboulement s’abattait sur son chalet, deux rochers se détachèrent juste au-dessus de lui, formant une voûte protectrice. Tout autour, la terre tremblait, les pierres dévalaient, mais le berger, absorbé dans sa prière, n’eut pas la moindre égratignure.

Pour les habitants de la région, cet événement symbolise la puissance de la foi et la bonté céleste veillant sur ceux qui prient au moment du danger.