L’Essence de la terre : façonnée des mains des géants

Montagne du Puy-de-Dôme

Bien avant que la science n’impose ses vérités, les campagnes françaises regorgeaient de récits et de croyances qui expliquaient à leur manière la nature du monde. Dans les villages, on ne concevait pas la Terre comme une sphère flottant dans l’espace : elle était vue comme un vaste plan horizontal, entouré par la mer et recouvert de montagnes et de vallées. Pour beaucoup, elle reposait sur des piliers invisibles ou même sur l’eau, « comme un navire » selon certains habitants du Mentonnais. En Bretagne, on racontait que Dieu avait créé la terre tandis que le diable, en contrepartie, avait façonné les eaux destinées à l’engloutir.

Ces représentations, parfois naïves mais profondément poétiques, s’accompagnaient de récits fabuleux pour expliquer l’origine des paysages. Dans le Berry, on disait que le géant Pousse-Montagne avait aplani les collines laissées par Gargantua, donnant ainsi au pays son aspect plat. La Beauce, quant à elle, aurait perdu ses montagnes sur la demande de ses habitants… mais en échange, le Sort les aurait transformés en bossus. Plus au sud, dans la Crau, une autre légende rapporte qu’une pluie de pierres envoyée par Jupiter, pour aider Hercule à combattre ses ennemis, serait à l’origine de cette plaine caillouteuse unique en France.

À travers ces histoires, c’est toute une vision du monde qui se dessine : une Terre façonnée par les dieux, les géants et les forces surnaturelles, loin des connaissances astronomiques modernes. Ces mythes, transmis de génération en génération, ne nous renseignent pas seulement sur l’imaginaire paysan : ils témoignent aussi de la manière dont les populations anciennes cherchaient à donner sens aux paysages qui les entouraient.

Dans les campagnes, la forme de la Terre préoccupait beaucoup moins les paysans que la nature du ciel. Leur curiosité restait souvent limitée aux particularités de leur environnement immédiat : collines, vallées, cours d’eau ou rochers singuliers. Rares étaient ceux qui s’interrogeaient sur l’ensemble du globe, et encore moins sur sa place dans l’univers. Les récits folkloriques recueillis en Bretagne ou ailleurs témoignent surtout d’une vision locale, où l’horizon représentait une frontière naturelle et presque infranchissable.

Les enquêtes menées hors de Bretagne – souvent concordantes avec celles de la région – donnent un aperçu assez homogène de ces croyances rurales. Selon ces conceptions :

  • La limite du monde se situait au bas du ciel.
  • Le ciel formait une immense coupole bleue soutenue par ses parois, véritable couvercle de la Terre.
  • La Terre, quant à elle, n’était pas perçue comme une sphère. Ceux qui n’avaient pas appris les bases de la cosmographie à l’école l’imaginaient comme un plan horizontal, recouvert par l’Océan et ponctué de reliefs : collines et montagnes.

Ces représentations, imprécises mais cohérentes dans leur logique, montrent à quel point la vision du monde était façonnée par l’expérience quotidienne. Le ciel devenait un toit, la Terre un vaste plan sous les pieds, et l’horizon une limite infranchissable.

Dans les campagnes françaises du XIXᵉ siècle, beaucoup ignoraient encore la révolution de la Terre. Ils restaient fidèles à l’antique croyance qui en faisait le pivot immobile de l’univers. Quand on leur affirmait que la Terre n’était en réalité qu’un minuscule point dans l’immensité, plus petit que de nombreuses étoiles, certains pensaient qu’on se moquait d’eux. L’idée d’un globe tournant paraissait encore plus absurde : « Si c’était vrai, il y aurait des hommes qui marcheraient la tête en bas », disaient-ils. Une objection qui n’était pas propre à la France : des peuples non civilisés, comme les Kamtschadales, formulaient la même remarque.

Une idée largement partagée voulait que la Terre soit entourée par la mer. Dans le Mentonnais, certains allaient plus loin et soutenaient une théorie proche de celle du philosophe Thalès : la Terre flotterait sur l’eau comme un navire. D’autres affirmaient qu’elle reposait sur des piliers. Cette vision se retrouve en Bretagne dans une légende selon laquelle la ville de Quimper est construite sur quatre colonnes de sureau.

Les traditions sur l’origine du globe, présentes chez de nombreux peuples, semblaient absentes en France. Le christianisme avait sans doute effacé ces récits, ne laissant que l’explication biblique de la Création. Toutefois, en Bretagne, on retrouvait une nuance : Dieu aurait façonné la Terre, tandis que le Diable, en contrepartie, aurait créé les eaux pour tenter de la submerger.

Les récits de changements postérieurs à la Création sont rares. Une légende de l’Albret raconte que la Terre était autrefois plane « comme un parquet » jusqu’à un déluge. Lorsque les eaux se retirèrent, elles laissèrent derrière elles des vallées, des collines, des lacs et des montagnes. Selon cette croyance, la Terre redeviendra plane à la fin des temps.

Ces idées populaires sur la Terre montrent une vision générale assez floue et de peu d’intérêt scientifique. Pourtant, lorsqu’il s’agit de paysages, de rivières, de rochers ou de phénomènes naturels, les traditions sont innombrables. C’est dans ces récits locaux que se révèle toute la richesse de l’imaginaire paysan.

Les explications populaires sur la configuration des régions sont rares, mais elles ne manquent pas d’imagination. Dans le Nivernais, on racontait que le Berry était devenu un pays plat grâce à l’intervention du géant Pousse-Montagne. Ce dernier serait passé peu après Gargantua, et, pour aplanir le sol, il aurait comblé de terre les creux laissés par les pas du colosse. Cette vision rejoint l’imaginaire facétieux que La Fontaine met en scène dans un de ses textes pour expliquer l’aspect uniforme de la Beauce. Là encore, l’idée repose sur un jeu de contraste entre plaines immenses et régions montagneuses voisines. Voici un extrait de cette version poétique :

« La Beauce avait jadis des monts en abondance,
Comme le reste de la France ;
Mais ses habitants demandèrent au Sort
… de leur ôter la peine
De monter, de descendre et de monter encor… »

Le Sort, un brin moqueur, exauça leur vœu à sa manière : les monts disparurent du paysage, mais les habitants devinrent bossus. Et comme il fallait bien placer les montagnes déplacées, Jupiter décida de les installer non pas en Touraine, mais dans le Limousin.

Dans d’autres régions, c’est la désolation du sol qui a suscité des légendes. Ainsi, l’une des plus anciennes histoires de la Gaule explique l’origine de la plaine de la Crau.

Selon le récit, Hercule, à court de flèches lors d’un combat contre Albion et Bergion, fils de Neptune, demanda l’aide de Jupiter. Le dieu fit alors pleuvoir sur ses ennemis une véritable grêle de pierres. Un géographe latin, frappé par la quantité de cailloux présents sur cette plaine immense, écrivait même qu’on pourrait croire à cette fable tant le paysage semble en porter la trace.